
Présentation de Marie Delaplace
Je suis économiste de formation mais Professeure d’Aménagement et d’Urbanisme au Lab’Urba et à l’École d’urbanisme de Paris (EUP) de l’Université Gustave Eiffel (UGE).
Qu’est-ce qui vous a motivé dans votre carrière ?
J’ai toujours été passionnée par la question des inégalités, depuis très longtemps, dès l’enfance à l’école primaire je dois dire. Une fois l’obtention du baccalauréat, je me suis orientée vers des études d’économie, toujours en ayant en tête cette question des inégalités. Lors de mon cursus, notamment en maîtrise, j’ai découvert la question de l’économie régionale et la question des inégalités régionales. Cette dernière question m’a vraiment passionnée.
À partir de là, j’ai toujours voulu travailler sur les raisons, les déterminants finalement, pouvant expliquer les inégalités régionales. Avec cependant une optique très particulière : je ne suis pas une économiste orthodoxe mais au contraire une hétérodoxe, qui mobilise des outils qui peuvent être complètement différents des outils habituellement mobilisés par les économistes orthodoxes : la maximisation, etc. Je ne crois absolument pas que les agents maximisent quoi que ce soit. J’ai plutôt eu recours, assez rapidement dans mon cursus, à des méthodologies et des travaux qui relèvent d’autres champs disciplinaires que l’Économie.
Fondamentalement, mes recherches sont, et depuis très longtemps, c’est-à-dire depuis le moment où j’ai commencé à m’intéresser à la question de ces inégalités territoriales, pluridisciplinaires voire transdisciplinaires au sens où j’essaie de produire des connaissances nouvelles à partir d’outils et de méthodologies qui relèvent d’autres sciences que les sciences économiques dans lesquelles j’ai été initialement formée.
Quel est votre parcours universitaire ?
J’ai effectué ma maîtrise à l’Université de Reims-Champagne-Ardenne, avant de partir à Paris 1 Panthéon-Sorbonne pour y faire une thèse avec Philippe Aydalot. Mon idée était de faire une thèse avec lui parce que j’avais découvert ses écrits qui m’avaient passionnée. Mais comme je devais travailler à l’époque pour faire mes études, il me fallait avoir un diplôme professionnalisant. J’ai donc candidaté en DESS d’Aménagement du territoire à Paris 1 Panthéon-Sorbonne où Philippe Aydalot enseignait. Mon DESS m’a permis ensuite de m’inscrire en thèse avec lui. Mon sujet portait sur l’inscription territoriale des fluctuations longues, une thématique hétérodoxe en Économie, qui renvoie aux travaux de Kondratiev et de Schumpeter avec au cœur la question des innovations mais aussi des territoires. Philippe Aydalot est malheureusement décédé en 1987. Cela a été une catastrophe puisque j’avais déjà commencé mes recherches et mes travaux exploratoires. J’ai continué un petit peu en thèse avec René Passet, un économiste de l’environnement très connu, mais dont les thématiques étaient éloignées des miennes. Or il fallait toujours que je finance mes études. J’ai alors obtenu un poste d’ATER (Attaché temporaire d’enseignement et de recherche) à l’Université de Reims-Champagne-Ardenne. Avec ce poste, j’ai essayé de continuer mes travaux de thèse et me suis mise à chercher quelqu’un susceptible de m’encadrer localement. Le professeur qui était le plus proche de mes travaux à Reims, et en même temps extrêmement éloigné puisqu’il ne travaillait absolument pas sur les questions territoriales, c’était Christian Barrère. ATER pendant quatre ans, j’ai alors réalisé une thèse sous sa direction sur l’émergence des activités de haute technologie dans l’espace économique mondial : cadre théorique et application à l’industrie de la construction informatique et ce sur la période 1946-1964. Vous voyez, nous sommes très éloignés du tourisme.
Qu’avez-vous fait après ?
Après ma soutenance de thèse, j’ai été qualifiée puis recrutée comme maître de conférences en Économie. Assez logiquement, j’ai continué à travailler la question générale du développement territorial en investissant dans le cadre d’une recherche-action, la question de l’émergence des innovations dans l’espace (c’était déjà l’objet de mon travail de thèse), mais cette fois celles des innovations liées à l’utilisation des biopolymères à base d’amidon dans le domaine de l’emballage.
Dans le cadre d’un contrat de recherche avec le conseil général de la Marne, mes collègues et moi avons effectué une comparaison entre la France et l’Allemagne pour tenter d’expliquer le décalage qui pouvait exister entre les deux pays, et notamment l’avance plus importante de l’Allemagne à cette époque-là. Pour faire simple, ces biopolymères, qui étaient fabriqués à base d’amidon, étaient compostables et pouvaient être utilisés pour fabriquer par exemple des barquettes alimentaires. Nous étions à la fin des années 1990. Dans ce cadre, j’essayais de comprendre quels pouvaient être les déterminants de l’émergence de ces innovations, en travaillant par exemple, sur les questions règlementaires : la règlementation environnementale était beaucoup plus en avance à l’époque en Allemagne qu’elle ne l’était en France en particulier concernant le compostage
Je me suis toujours posée, et me pose encore la question de savoir, ce qui fait qu’une innovation émerge à un endroit et pas à un autre. L’entrée, au départ était donc technologique avec la focalisation sur des innovations fondées sur la science pour l’industrie informatique. Pour l’industrie des biopolymères, il s’agissait également d’innovations fondées sur la science au sens où les agriculteurs de la région Champagne-Ardenne essayaient de trouver des débouchés pour leur production agricole, en mobilisant des universitaires et plus particulièrement des chimistes, pour tenter de produire des emballages à base d’amidon de blé, susceptibles de remplacer les polymères d’origine pétrochimique. Nous travaillions alors avec des chimistes sur l’état des connaissances concernant ces biopolymères, les verrous technologiques et/ou scientifiques existant, etc.
Vos objets d’étude ont quelque peu changé par la suite n’est-ce pas ?
Mon cœur de métier, c’est le développement territorial. Effectivement par la suite j’ai changé de thématiques, mais toujours en investissant la question du développement territorial.
À l’époque plusieurs collègues spécialisés en économie des transports (Christophe Beckerich, Sylvie Bazin et Sophie Masson) ont été recrutées à l’Université Champagne-Ardenne. Au début des années 2000, se posait la question de l’arrivée de la grande vitesse ferroviaire en région Champagne-Ardenne, la LGV Est Européenne. Ces collègues spécialistes des transports ont voulu monter un projet de recherche sur le possible développement territorial consécutif à l’arrivée de la grande vitesse ferroviaire. Je me suis donc orientée vers cette question a priori très éloignée de mes recherches précédentes. Mais finalement, il s’agissait d’une autre façon de s’intéresser au développement territorial, non plus à partir d’innovations et éventuellement de connaissances et de compétences scientifiques coproduites, mais à partir d’une infrastructure qui allait s’implanter sur un territoire et qui était susceptible ou non, de modifier les comportements des agents, que ce soit les habitants, les touristes, les entreprises, etc. Une infrastructure qui pouvait être appropriée par les parties prenantes locales, les collectivités territoriales qui pouvaient alors lancer des politiques publiques associées etc.
Nous avons obtenu un contrat de recherche avec le conseil général de la Marne pour analyser ce qui pourrait se passer en Champagne-Ardenne en essayant de comprendre ce qui s’était passé ailleurs. Nous avons conduit une analyse comparative de villes différentes, mais comparables avec différentes villes de Champagne-Ardenne (Reims, Châlons en Champagne, Sedan, par exemple) localisées à la même distance de Paris, ayant un nombre d’habitants voisin, etc.,. Nous avons travaillé sur l’implantation d’entreprises, sur le maintien de l’emploi, sur le tourisme, sur l’immobilier, sur les quartiers de gare. Ce qui ressortait de ces travaux, c’était que les « effets structurants » des infrastructures de transport qui avaient déjà été décriés depuis bien longtemps notamment par Jean-Marc Offner, n’existaient pas. Les processus de développement territorial susceptibles de se produire, ne se produisaient pas toujours : ces dits processus, je les ai qualifiés de place-based ; autrement dit j’estimais qu’ils dépendaient réellement des territoires et de la façon dont l’ensemble des acteurs pouvaient s’approprier cette grande vitesse ferroviaire. J’ai ainsi développé une analyse permettant de comprendre ce qui se passait dans certains territoires et qui ne se passait pas dans d’autres.

Comment pouvez-vous qualifier vos recherches ?
Mes recherches visent à comprendre ce qui se passe dans un territoire donné, mais pas d’un point de vue normatif, comme c’est souvent le cas en Économie. Je ne déclare pas « il faudrait faire cela ». J’identifie plutôt ce qui a été fait, ce qui ne l’a pas été, en matière de politique (s) publique (s) par exemple, et qui peut en partie expliquer l’existence d’un développement territorial, ou au contraire des attentes qui ne sont pas réalisées.
Quand est-ce que la dimension touristique s’est imposée dans vos travaux ?
Je travaille sur les interactions entre grande vitesse ferroviaire et développement territorial depuis 2003. Sur la fin de la période, mon intérêt s’est surtout centré sur l’interaction entre grande vitesse ferroviaire et tourisme. Le tourisme étant un des éléments, une des activités, susceptibles de générer du développement territorial. Je me suis donc progressivement intéressée à ces questions de tourisme. Le tourisme est une activité économique qui, par définition, nécessite un moyen de transport, puisque le touriste passe au moins une nuit en dehors de son environnement habituel, il est donc en déplacement. J’ai commencé à travailler sur ce sujet à partir du milieu des années 2000 et de façon beaucoup plus importante ensuite. J’ai en effet été qualifiée aux fonctions de Professeur en Aménagement et Urbanisme et en Géographie j’ai choisi de venir à l’Université de Marne-la-Vallée (université de Gustave Eiffel depuis 2020) notamment pour les aspects tourisme. Notre ancien président, Francis Godard, venait de créer AsTRES. J’ai été recrutée à l’Institut français d’urbanisme, pour prendre en charge les aspects économiques dans les formations d’urbanisme mais aussi pour intégrer la dimension tourisme, fédérer des recherches en tourisme, qui existaient déjà à Marne-la-Vallée. J’ai ainsi assuré l’animation d’AsTRES à partir de 2011. En termes de recherche, j’ai donc travaillé d’abord sur les liens entre grande vitesse et tourisme puis sur grande vitesse ferroviaire et parcs d’attraction (avec Disneyland Paris), puis en comparant Disneyland Paris et le Futuroscope dans un travail collaboratif, grâce au Labex Futurs Urbains de l’Université de Paris-Est. Ce dernier qui est un laboratoire d’excellence, a permis la création du Groupe Ville Tourisme Transport et Territoires que j’ai co-animé pendant 10 ans et d’obtenir des financements. C’est dans ce cadre que j’ai pu développer des recherches à l’international sur la grande vitesse ferroviaire et le développement territorial et en particulier sur la grande vitesse ferroviaire et le tourisme. Toujours dans le cadre du groupe transversal « Ville, tourisme, transport et territoire » du Labex Futurs Urbains, avec Pierre Olaf Schut, un collègue historien du sport, nous avons conduit une recherche sur les outils numériques et la façon dont cela pouvait modifier les pratiques touristiques mais aussi l’offre touristique. Toujours au sein du groupe de recherche VTTT, nous avons travaillé sur les conflits/complémentarités entre touristes et habitants (cf. l’ouvrage publié avec Gwendal Simon). Nous avons également travaillé la question de l’évènementiel et notamment la question des marchés de Noël dont celui de Paris. Avec Leila Kebir, à l’époque professeure à l’École des Ingénieurs de la Ville de Paris (EIVP) nous avons réalisé des enquêtes dans un contexte extrêmement difficile, juste après les attentats de 2015.
C’est dans ce contexte que s’est posée la question des Jeux Olympiques. Honnêtement, je me suis demandée ce que j’allais faire avec cet objet-là. Mais deux autres collègues de l’Université de Gustave Eiffel voulaient créer un Observatoire de Recherche sur les Méga-Evénements (ORME). J’ai longtemps hésité avant de me lancer dans cette nouvelle aventure mais après réflexion, j’ai accepté et j’ai donc cofondé avec Pierre-Olaf Schut et Cécile Collinet, deux professeurs en STAPS ainsi que Yannick l’Horty, professeur en Économie, l’ORME. ORME qui occupe la quasi-totalité de mes recherches depuis 2018.
De nouveau, la question fondamentale a été la suivante : si l’on attend un certain nombre d’effets directs des Jeux Olympiques sur les territoires, et notamment l’afflux de visiteurs, le développement du tourisme etc., qu’en est-il vraiment ? J’ai essayé de mobiliser les outils que j’avais utilisés lorsque je travaillais sur les effets de la grande vitesse ferroviaire. Nous avons une infrastructure qui arrive sur un territoire, comment les acteurs s’en emparent ? Qu’est-ce que cela change dans les comportements des agents ? Pour les Jeux Olympiques, il s’agit d’infrastructures matérielles mais aussi de changements immatériels en termes d’image. Qu’est-ce qui va se passer avec les Jeux Olympiques sur un territoire ? Est-ce que ça va provoquer une arrivée de touristes ? Est-ce que cela va générer du développement territorial avec les nouvelles infrastructures qui vont être construites ? Est-ce que cela peut participer au changement d’image du territoire, en particulier pour la Seine-Saint-Denis ? J’ai alors mobilisé les mêmes types d’analyses, place-based, en essayant d’expliquer l’hétérogénéité des relations entre Jeux Olympiques et tourisme, tout comme j’avais mobilisé ce type d’analyse pour analyser et qualifier les relations entre grande vitesse ferroviaire et tourisme et plus généralement entre grande vitesse ferroviaire et développement territorial.
Dans vos recherches, utilisez-vous la notion d’« impacts négatifs », notamment lorsqu’il s’agit d’analyser l’organisation des Jeux Olympiques ?
La question de l’impact ne m’intéresse pas en soi. De mon point de vue parler d’impact suppose l’existence d’une causalité. Je lance un ballon qui va sur un mur, il rebondit, il s’agit d’un impact direct. Ce que j’essaie de montrer, c’est l’absence de relation (s) de causalité. J’insiste plutôt sur le fait qu’il y a une co-construction de ce que vous venez de nommer « impact ». C’est pour cela que je mobilise cette notion de place-based, pour signifier l’absence d’un impact direct et automatique, tout en signifiant qu’il y a quand même quelque chose qui se passe et qui va être co-construit par les acteurs, compte-tenu des caractéristiques socio-économiques des territoires étudiés.
Une très grande partie de vos recherches sont produites en langue anglaise, est-ce un choix délibéré ou vous conformez vous au paysage scientifique contemporain ?
Très rapidement, quand j’ai commencé mes recherches, j’ai constaté que ‘’la science se produisait de façon importante en anglais’’ même s’il existe des associations de recherche de langue française, comme l’Association des Sciences Régionales de Langue Française. Ainsi le nombre de revues anglo-saxonnes est bien plus important que les revues en langue française. En 1992, je n’avais pas encore soutenu ma thèse, mais je suis allée présenter un premier papier au Congrès mondial de la Regional Science Association International (RSAI). Pourtant à l’époque mon anglais était très approximatif. Au fil du temps, j’ai pris la mesure des efforts que je devais produire pour m’exprimer en langue anglaise. Cela s’est fait petit à petit. Mais je dois dire que le travail en langue anglaise a été facilité par mon recrutement à l’Université de Marne-la-Vallée et les possibilités de recherche à l’international offertes par le Labex Futurs Urbains. Cela m’a beaucoup fait progresser, comme en atteste l’accélération très importante du nombre de mes publications après 2011. A l’université de Reims Champagne-Ardenne, je n’avais pas les mêmes moyens.

Y’a-t-il eu l’affirmation d’une position militante pour vous imposer en tant que chercheuse ?
Pour ma part, pas particulièrement. Je n’ai jamais eu le sentiment de devoir me battre plus qu’un homme pour faire ce que j’avais envie de faire. En tant que femme, nous avons des contraintes et des joies importantes, parfois plus que chez les hommes c’est certain. Je pense par exemple à la maternité. Dans mon cursus il y a des moments où j’ai arrêté de travailler parce que mon fils était en bas âge. C’était plus compliqué. Mais de là à dire qu’il y a une forme de militantisme féminin, non. Cela n’a jamais été un sujet pour moi.
En revanche je revendique un certain militantisme pour faire reconnaître la diversité des recherches, pour dépasser les questions disciplinaires et travailler de façon pluridisciplinaire voire transdisciplinaire. Le fait d’avoir travaillé initialement sur la science et la technologie m’a fait comprendre que finalement, d’un point de vue scientifique, lorsqu’on scrute les principales innovations fondées sur la science qui émergent, elles n’émergent pas dans un champ scientifique déterminé, mais de façon de plus en plus importante plutôt dans les marges de champs scientifiques différents. Parfois les connaissances émergent de façon non-prévue, c’est ce qu’on appelle la sérendipité. Ce n’est pas parce que l’on cherche dans un endroit que l’on va trouver quelque chose à cet endroit et/ou que l’on va trouver ce que l’on cherche. On peut trouver autre chose. Je pense qu’il faut réellement développer la question de la pluridisciplinarité en cassant les cloisons disciplinaires. Aujourd’hui, tout le monde est devenu hyperspécialisé dans sa discipline. Je me souviens d’une citation utilisée dans ma thèse, il s’agissait d’une phrase d’Edgar Morin qui disait, en substance, ‘’que tout le monde était spécialiste et de plus de plus spécialisé mais bien incapable de penser quelque chose dans sa globalité’’.
« Le développement disciplinaire des sciences n’apporte pas seulement les avantages de la division du travail (c’est-à-dire la contribution des parties spécialisées à la cohérence d’un tout organisateur), mais aussi les inconvénients de la surspécialisation : cloisonnement et morcellement du savoir. (…) Il ne faut pas éliminer l’hypothèse d’un néo-obscurantisme généralisé, produit par le mouvement même des spécialisations, où le spécialiste lui-même devient ignare de tout ce qui ne concerne pas sa discipline (…). »
Edgar Morin, Science avec conscience, 1982, Nouvelle édition, Points, Fayard, p. 11-12
Or il faut travailler, me semble-t-il, dans ces interactions, dans ces marges. Cette question des marges des disciplines m’intéresse. J’aime construire des connaissances à partir d’hypothèses et de méthodologies différentes. Depuis le début de ma carrière c’est ce qui m’a animée. Lorsque je cherchais à comprendre la question de l’appropriation, la façon dont les acteurs, par rapport aux infrastructures, se comportaient, je suis allée voir un peu partout : dans les sciences politiques, en sociologie etc. Je me moque des disciplines. Si un concept développé par d’autres disciplines me permet de produire des connaissances nouvelles, me fait progresser, ça me suffit. C’est un parcours atypique certes et sans doute dangereux pour les jeunes chercheurs.
De quelle (s) manière (s) transmettez-vous toutes vos connaissances et vos compétences ?
Depuis le début de ma carrière, mes recherches sont ancrées territorialement. À propos de l’industrialisation des biopolymères à base d’amidon, nous avions un contrat avec le conseil général de la Marne et nous avons travaillé de façon très concrète, avec des restitutions auprès d’élus locaux par exemple. Ce qui est une forme de valorisation de la recherche. Sur les contrats de recherche à propos de la grande vitesse ferroviaire, là aussi avec le conseil général de la Marne, nous avons fait des présentations dans toutes les villes qui étaient susceptibles d’être concernées par l’arrivée de la grande vitesse ferroviaire, même celles qui n’étaient pas concernées, avec le Vice-Président Transport de la région, qui était vraiment quelqu’un d’extraordinaire. De Reims à Troyes (qui n’était pas desservie par la ligne ferroviaire à grande vitesse), en passant par Sedan, Chaumont etc.
Sur les questions ultérieures liées au tourisme, j’ai également essayé de valoriser les recherches en intervenant dans des conférences scientifiques, mais aussi, lorsqu’on me le demandait, auprès d’organismes publics.

La valorisation de mes travaux sur la dimension transport dans les cours a aussi été possible. J’ai co-créé le Master Développement et Territoires : ressources, politiques et stratégies (DETER) dont j’ai arrêté la codirection il y a deux ou trois ans. J’ai enseigné dans le Master Transport, mobilités, réseaux de l’Université Gustave Eiffel et assurais les cours de tourisme avec Gwendal Simon. Dans tous mes enseignements j’ai essayé de valoriser les connaissances produites.
Plus récemment, sur la question des Jeux olympiques, je participe au Comité de suivi de d’évaluation de Paris 2024. Si l’évaluation est réalisée par des universitaires du CDES de Limoges et des cabinets conseils, j’interviens dans le Comité de suivi de d’évaluation pour discuter des méthodologies d’évaluation qui vont être mises en place. De la même façon, on m’a demandé d’être dans le Comité d’évaluation de Périféeries 2028, qui était la candidature de Saint-Denis, Capitale européenne de la culture, qui malheureusement n’a pas été retenue.
J’essaye donc, lorsque cela est possible, de valoriser les résultats de mes recherches, de les présenter, de les discuter dans le cadre de conférences, de séminaires.
Il y a, dans votre parcours, un véritable ancrage dans le réel…
Lorsque j’ai écrit mon HDR, l’une des premières choses que j’ai écrites, était que mes travaux s’inscrivaient dans le réel. En Économie, le risque est de ne faire que de la théorie. J’ai fait un autre choix. Mon HDR intitulée « Histoires d’innovations dans l’espace : de l’émergence d’innovations fondées sur la science à l’appropriation d’une innovation de service de transport » qui a été soutenue en 2007 à l’Université de Reims Champagne-Ardenne retrace ces recherches ancrées dans le réel.
Avez-vous dirigé des thèses ?
J’en ai dirigé un certain nombre. J’ai ainsi dirigé une thèse à l’Université Reims Champagne-Ardenne qui a été soutenue alors que j’étais déjà à l’Université de Marne-la-Vallée sur la question du champagne et du développement territorial. Je dirige actuellement une doctorante qui est en thèse CIFRE à la Mairie de Paris, qui aborde la question des Jeux Olympiques comme outil de développement du tourisme dans les quartiers populaires. J’ai également une thèse en cotutelle d’un doctorant portugais sur la question des Jeux Olympiques et en particulier sur la question de la soutenabilité desdits Jeux Olympiques. J’ai encadré d’autres thèses mais qui n’ont jamais été terminées.
Fondamentalement ce qui m’intéresse c’est la question de l’interdisciplinarité. Lorsque j’encadre un.e thésard.e, je l’emmène toujours dans des chemins qui ne sont pas les chemins que la discipline imposerait. Cela peut être difficile.
La question de la durabilité prend-elle une place de plus en plus importante dans vos travaux ?
Cela ne prend pas une place de plus en plus importante dans mes travaux. En revanche je pense que la question de la durabilité et en particulier celle de la durabilité du tourisme, doit être posée. De mon point de vue, le tourisme durable est un oxymore. Par définition, le tourisme ne peut pas être durable dès lors qu’il nécessite des transports et des moyens de locomotion, en particulier aériens, sauf à penser que l’on arrivera à produire, ce qui n’est encore le cas, des avions à hydrogène, et encore, l’on peut se poser la question de production dudit hydrogène.
Aujourd’hui, la dimension environnementale du tourisme durable ne peut pas exister. Autant il peut y avoir la dimension sociale avec un tourisme plus inclusif prenant en considération les communautés, mais c’est un tourisme qui va être beaucoup plus élitiste. La question des inégalités d’accès pour les personnes qui ont des revenus faibles devient alors problématique. La démocratisation du tourisme est au cœur de réelles contradictions. Les vols à bas coûts, c’est super sur le papier, car ils permettent à des personnes qui ne voyageaient pas de le faire, de passer une semaine en Tunisie pour un prix raisonnable par exemple. Et en même temps, ce n’est évidemment pas durable. Il y a donc une contradiction entre la dimension sociale et la dimension environnementale du tourisme durable.
Avez-vous eu d’autres responsabilités signifiantes ?
J’ai été directrice adjointe du laboratoire Lab’Urba, mais également membre du conseil scientifique de l’Université de Marne la Vallée avant qu’elle devienne UGE. Pour cette dernière fonction, mon objectif était de défendre des points de vue prenant en compte la spécificité des disciplines. Quelque fois nous sommes amenés à évaluer des collègues. Or chacun est ancré dans une discipline particulière. Nous allons évaluer les collègues et leurs travaux avec notre grille de lecture qui est souvent disciplinaire. Mais ce n’est pas forcément la bonne grille de lecture. Dans le conseil scientifique, dès que cela était nécessaire, j’essayais d’alerter sur les spécificités disciplinaires, même si en tant que chercheure j’essaie de m’abstraire de ces disciplines.
J’ai également été membre du conseil scientifique de l’ENTPE et membre du conseil d’ administration de l’ASRDLF, deux institutions dans lesquelles j’ai aussi toujours eu à coeur de défendre l’ouverture et la diversité disciplinaire.
Qu’en est-il d’AsTRES, son présent et son futur ?
J’ai pris AsTRES très à cœur au moment de sa création sous le mandat de Francis Godard (Président de l’Université Marne-la-Vallée) qui a cédé sa place à Gilles Roussel. J’ai animé l’association et je me suis vraiment investie. Cela étant, c’est parfois un peu compliqué de faire travailler des universités différentes et des collègues relevant de champs différents. Il est difficile de faire avancer les choses. J’y ai rencontré de superbes personnes dont Maria Gravari-Barbas qui elle aussi a animé AsTRES lorsque j’ai arrêté. Je crois que c’est une belle aventure. Mais les questions disciplinaires sont très importantes en France avec des tentations de recentrage disciplinaire. Dans ce contexte, la place d’AsTRES n’est pas évidente.
Concernant le futur d’AsTRES, je ne peux pas trop m’avancer. Je suis de nouveau chargée de l’animer avec Nathalie Fabry, avant mon départ en retraite – qui devrait avoir lieu le 1er novembre 2023 (si l’application de la réforme est repoussée !). J’espère que l’association existera toujours dans le futur. Il y a une nouvelle demande d’adhésion qui devrait être débattue très prochainement, celle de l’Université du Littoral Côte d’Opale.
Le plus dur est d’arriver à travailler ensemble. L’autre difficulté majeure sur laquelle je reviens fréquemment, c’est l’essence même d’AsTRES : il s’agit d’une association de présidents d’universités. Par conséquent les chercheurs ne peuvent pas faire tout ce qu’ils souhaitent dans l’association. C’est aux présidents de prendre les décisions. Or, c’est extrêmement compliqué pour les présidents de s’impliquer dans AsTRES. Ils ont d’autres missions très chronophages, ensuite, quoique j’en pense, le tourisme est souvent quelque chose de très marginal dans beaucoup d’établissements du supérieur. Ici à Marne la Vallée puis à l’Université Gustave Eiffel, nous avons beaucoup de chance. Francis Godard puis Gilles Roussel ont toujours défendu la thématique du tourisme !
Quelques références bibliographiques
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