
Présentation de Benjamin Taunay
Je suis né en 1979 à Royan, ai vécu en Normandie jusqu’en 1987, date à laquelle mes parents se sont définitivement réinstallés en Charente-Maritime. Une fois le baccalauréat scientifique obtenu, j’ai choisi la proximité pour mes études supérieures : l’Université de la Rochelle venait d’ouvrir et c’est pourquoi je m’y suis inscrit. Je ne l’ai jamais regretté car depuis cette Université nouvelle j’ai bénéficié d’une très forte ouverture sur le Monde.
C’est notamment grâce à Isabelle Sacareau (Professeure des universités à l’Université Bordeaux Montaigne) que j’ai découvert ce que peut être la géographie. Je me souviens encore très bien de mon premier cours magistral avec elle, sur la maison népalaise, ses subdivisions, son adaptation au climat, etc. Isabelle Sacareau se situait déjà à l’interface entre l’ethnologie, l’ethnographie et la géographie, c’est-à-dire ce que l’on appelait l’ethnogéographie dans les années 1990. C’est elle qui m’a communiqué l’envie de faire de la recherche.
J’ai réalisé ma maîtrise avec elle, sur un terrain sénégalais. Pour cela j’ai passé deux mois (janvier-février 2003) dans le village de Hitou, situé dans le delta du fleuve Casamance. Puis un professeur d’anthropologie de la Rochelle m’a proposé de faire un travail semblable en Indonésie, sur l’archipel des Kangean, à 140 km au nord de l’île de Bali. J’y ai tenté de comprendre les spatialités et les territorialités des habitants. Plus largement, que voulait dire habiter cette partie-là du Monde il y a 20 ans ? À l’époque nous n’avions quasiment pas de donnés, mis à part une carte topographique. Peu d’informations étaient disponibles et c’est pourquoi un programme de recherche décentralisé (CRD) avait été lancé depuis La Rochelle ; une ville qui travaillait déjà beaucoup en coopération avec des universités de ce pays.
Par la suite, j’ai écrit et soutenu une thèse à l’Université de La Rochelle en 2009, intitulée Le tourisme intérieur chinois : approche géographique à partir de provinces du sud-ouest de la Chine. Pourtant, cinq ans plus tôt, au démarrage de ce travail, je ne parlais pas encore mandarin. Je savais seulement que j’avais envie de faire de la recherche. Là encore, c’est Isabelle Sacareau qui m’a proposé de travailler sur la Chine. J’ai donc été codirigé par elle et par Patrice Cosaert (Professeur à l’Université de La Rochelle). La Chine n’était alors pas un terrain très fréquenté par les chercheurs occidentaux, il s’agissait d’un « gros morceau » pour reprendre l’expression utilisée alors, un espace parfois difficile d’accès. Toutefois, je trouvais la tâche intéressante et sur place je me suis immédiatement senti « chez moi ». Après cinq ans de recherches, dont la moitié en immersion sur place, ce fut la première thèse sur le tourisme intérieur chinois rédigée en langue française.
En 2013, après quatre années comme chargé de cours, puis comme post-doctorant (2011-2012), mais aussi chercheur invité en Chine, j’ai été recruté à l’Université d’Angers (UA) en tant que Maître de conférences. Plus récemment (2022), j’ai soutenu une Habilitation à diriger des recherches (HDR), pour laquelle Olivier Lazzarotti (Professeur à l’Université de Picardie Jules Verne, Amiens) a été mon garant.

Sur quoi travaillez-vous ?
J’ai travaillé pendant des années la question des pratiques touristiques (photo 1). C’était par exemple les croisières, la fréquentation des campings, les usages sur les plages, les rapports aux paysages, etc. Ceci a donné lieu à des projets et des programmes scientifiques assez originaux, comme par exemple celui intitulé « Bronzer en Chine », mené dans une perspective pluridisciplinaire (géographie, psychologie, droit, sociologie). Le projet a été pensé comme une mise en abîme : il s’agissait d’aller regarder pourquoi des personnes bronzent (une minorité) et, par effet miroir, comprendre pourquoi des personnes ne bronzent pas (la majorité). Le couple norme/déviances était au cœur de cette recherche. Cela a abouti à une exposition « Bronzer en Chine » (2019) et à un ouvrage « Les Chinois à la plage en Chine » (2021) dont en voici une brève analyse. Il s’agissait de commenter une série de clichés, classés par thèmes, avec un important retour réflexif sur les manières d’aborder le terrain. Pour moi c’est un des aboutissements d’un travail entamé sur la plage de Beihai (2005), en complément d’une réflexion de fond sur les pratiques de plage, menée avec mon collègue Luc Vacher.
Puis, progressivement (l’idée était en germe dès ma thèse), je me suis orienté vers l’étude de la gouvernance et des politiques publiques liées au tourisme, avec pour question centrale la manière dont fonctionnaient ces lieux. Plus précisément, selon une perspective plus « actorielle », comment les ordres sont-ils négociés localement ? Qu’est-ce que cette tension entre l’imposition et la mise en œuvre nous montre du fonctionnement de la Chine contemporaine ? C’est là l’idée de mener une « anthropologie de l’État chinois », pour reprendre les termes de la sinologue Isabelle Thireau. Mes travaux se situent ainsi au carrefour de plusieurs disciplines en sciences humaines et sociales. Cela m’a permis de réfléchir à l’épistémologie de la géographie, entrevue au prisme de l’objet tourisme. Cela a d’ailleurs été l’objet d’un colloque, intitulé « Épistémologie et recherche en tourisme », que j’ai codirigé en 2015 et qui a donné lieu à un ouvrage deux ans plus tard.
Plus largement encore, je dois dire que l’analyse du tourisme chinois m’a ouvert de nombreuses portes. Ainsi, à force d’allers et retours en Chine, où j’ai suivi, évalué et monté des projets de coopération, j’ai accepté en 2018 une proposition d’aller travailler au Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères (MEAE). Pendant quatre ans j’ai été en poste à l’Ambassade de France au Koweït, en tant qu’attaché de coopération universitaire. Cette expérience m’a permis de décentrer mon regard, mais également de reprendre mes travaux antérieurs, de les relire, d’engager voire de prolonger certaines pistes envisagées toutes ces années précédant ce moment-là. C’est d’ailleurs là, depuis le Golfe persique (photo 2), que j’ai soutenu en février 2022 mon HDR (Habilitation à diriger des recherches), intitulée « Contrôler et normaliser l’habiter touristique : enjeux pour la projection de la Chine dans le Monde ».

Mais alors quels sont vos terrains et vos sujets de recherche ?
La Chine est centrale, la plupart des terrains que j’investigue s’y trouvent. J’ai ainsi mené des travaux au sein de la région autonome Zhuang du Guangxi, des provinces de Hainan, du Guizhou, du Shandong, ainsi qu’ai travaillé dans la mégalopole de Shanghai. Ce dernier terrain concentre une grande partie de mon attention actuelle, avec plusieurs textes à paraître. J’ai toutefois investi d’autres terrains hors de Chine, que ce soit l’Indonésie il y a 20 ans, le Brésil depuis 2014 et plus récemment encore la Thaïlande (photo 3). Dans tous ces cas, l’influence de l’autorité culturelle chinoise grandit, ce qui produit des situations que je regroupe dans l’expression de « Chine-Monde ». C’est un terme que j’ai forgé à partir d’un article de Anne Cheng pour signifier l’investissement de ce pays et son positionnement à l’échelle mondiale, un sujet sur lequel j’ai commencé à diriger et à conduire des recherches.
Parallèlement, ce qui est apparu avec l’HDR, c’est aussi l’idée d’habiter en Chine. Il s’agit pour moi d’un thème central, que j’utilise dans le prolongement des concepts d’habiter et d’habitant, forgés par Olivier Lazzarotti et ici transposés à la Chine. Je pense en effet que nous pouvons mieux comprendre la Chine contemporaine par le prisme de l’habiter et, qu’en retour, nous pouvons enrichir la pensée de l’habiter par l’analyse de la société chinoise. C’était d’ailleurs là un des enjeux que j’ai tenté de démontrer dans mon travail. Pour moi cela tombe sous le sens : beaucoup d’éléments tournent autour de cette question de l’habiter, qui est devenue incontournable, même dans le secondaire ; il n’y a qu’à regarder le programme scolaire de géographie de 6ème par exemple pour s’en convaincre. Ainsi, après des années à penser le « tourisme chinois », je suis entré dans une période de production de connaissance (s) par et sur l’habiter.
Enfin, grâce à l’expérience accumulée depuis 20 ans, j’ai engagé une réflexion plus épistémologique, sur la production de connaissances en géographie. Le tourisme n’est en effet qu’un phénomène, qui m’a amené à arpenter de nombreux terrains, dont j’interroge la construction dans une perspective réaliste mais aussi réflexive. Les chercheurs ne sont en effet pas indépendants des espaces qu’ils décryptent, selon des filtres qu’il nous faut déconstruire. Je m’interroge ainsi sur ma lecture de la Chine contemporaine, au travers des mutations qui y ont eu lieu et celles qui sont en cours. Ce dernier axe de recherche, qui croise les deux précédents, m’amène aujourd’hui à proposer une lecture plus autonome de la société chinoise contemporaine.

Côté formation, quelles sont vos prérogatives ?
Jusqu’à mon départ aux Affaires étrangères j’étais le relais préférentiel entre l’Université d’Angers (l’ESTHUA, Faculté de tourisme, culture et hospitalité) et l’Université de Ningbo (Institut sino-européen du tourisme et de la culture), localisée dans la province du Zhejiang (Chine). J’ai été (2017-2018) le premier représentant de l’UA sur place, au sein d’un projet lancé par Philippe Violier en 2005 et qu’il a piloté jusqu’à son départ en 2021. J’ai également assuré la mise en place d’autres partenariats entre l’UA et d’autres établissements en Chine (à Wuhan, depuis 2016) et au Brésil (à Recife, depuis 2017). Ce sont précisément ces expériences qui ont fait que le MEAE est venu me chercher en 2018 et qui m’ont fait un temps basculer vers la coopération internationale.
Alors comment transmettre toutes vos connaissances ?
Je suis l’un des partisans de l’enseignement par la recherche et de la recherche par l’enseignement ; l’un n’allant pas sans l’autre. J’ai donc non seulement organisé, participé à des séminaires et à des colloques, mais, depuis le début de mon expérience dans la recherche, je m’astreins à « vulgariser » ; c’est-à-dire à diffuser le plus largement possible le résultat de mes recherches dans la société. Je me rappelle sans cesse qu’en tant qu’enseignant-chercheur (EC), je suis « payé » par les contribuables français, qui financent mon traitement. Je n’oublie jamais cette réalité. Je porte, comme nombre de mes collègues, cette responsabilité-là et estime que diffuser mes travaux au-delà du cercle des seuls initiés contribue à l’assumer en partie. Cela se traduit par ma présence régulière dans les instituts municipaux, les classes de BTS tourisme, les expositions ou la présentation d’ouvrages devant le « grand public ». Et pourtant, je ne vous cache pas que lorsqu’on évoque la Chine auprès d’un public plus ou moins intéressé, on répète souvent les mêmes choses. Je crois toutefois que la répétition, ce qui constitue la base de l’enseignement, permet d’aider au débat et à la prise de décision.
Je pense que nous devrions tous faire cela, à notre niveau, c’est-à-dire diffuser nos savoirs scientifiques vers le grand public et la société civile. Il y a en effet encore trop peu de chercheurs spécialisés (sinisants) sur la Chine ; nous nous connaissons quasiment tous. Ainsi, ceux qui peuvent vraiment aller dans le détail, comprendre la langue, ce qui se dit et ce qui s’écrit, dans l’objectif de produire de la connaissance, portent la responsabilité de diffuser leurs recherches.
Ce ne doit pas être « facile » de travailler sur la Chine. Quel est le degré d’implication personnelle ?
Vous avez raison ce n’est pas simple. D’abord parce qu’il convient de dépasser un certain nombre de préjugés qui ont la vie dure, notamment celui d’un décalage qui sauterait aux yeux, entre deux « aires culturelles », presque deux « mondes » : l’Europe et « l’Occident » en général d’un côté, l’Asie orientale d’un autre. Il existe pourtant de nombreux liens, ancrés historiquement, et il convient donc de développer une pratique en premier lieu ethnographique, qui consiste à s’immerger et à passer du temps sur le terrain, pour se défaire de ces préjugés.
Pourtant, chez moi c’est presque l’effet inverse qui a eu lieu. La première fois où j’ai mis le pied en Chine, j’ai eu l’impression d’arriver « à la maison » : je n’ai pas senti de décalage particulier, comme si j’avais toujours habité là-bas. Je me suis senti « à ma place ». Depuis, ce sentiment ne m’a jamais quitté. Pour le conforter, j’ai dû apprendre une somme de sinogrammes, les mémoriser, les associer, etc. Ce n’est d’ailleurs pas si compliqué que cela en a l’air. Il faut juste avoir une certaine tournure d’esprit, une logique qui associe les formes plus que ne les sépare, et une rigueur.
Vous évoquiez également une forme d’implication personnelle. C’est très vrai. Mon épouse est née en Chine, où elle a grandi, avant de poursuivre ses études et de travailler en France ; elle parle parfaitement français. Je conçois notre relation comme un partage, où l’on s’interroge en permanence parce que tout – ou presque – est sujet à interprétation, l’un apprenant de l’autre et inversement. Si bien qu’il est parfois difficile de tracer une ligne claire entre le moment où l’on est chercheur et celui où l’on est résident/habitant. D’une certaine manière, selon une perspective multi-située, « tout peut faire terrain ». Cela devient parfois confus et compliqué et il faut s’obliger à tracer des limites. Car lorsqu’on construit sa lecture géographique comme cela, on n’en sort plus jamais.
Je souscris dès lors à un constructivisme réaliste, c’est-à-dire au fait que la construction scientifique est d’abord la somme des réalités que l’on observe. S’interroger en permanence sur le sens, la construction, les imbrications que l’on a, c’est aussi ça le métier de chercheur. À ce titre, boire un verre et discuter avec des amis chinois peut s’avérer une source d’informations, si tant est qu’elle est bien contextualisée. C’est en ce sens qu’il m’est difficile d’arrêter de penser l’espace chinois et que le décentrement au Koweït m’a aidé, puisqu’il m’a offert la possibilité de donner des bornes temporelles à mon HDR ; avant de retourner en missions en Chine à partir de septembre 2022.
Tout cela aboutit à faire de vous un chercheur « complet », puisqu’impliqué à la fois sur le plan personnel mais également professionnel… Est-ce que le terrain chinois est différent ? Pourquoi ?
Ce n’est pas un terrain radicalement différent par nature. Il s’agit d’une idée à évacuer d’emblée, même si je ne suis pas surpris qu’elle revienne avec insistance dans le débat public. Travailler sur la Chine nous impose de faire tomber nos propres barrières intellectuelles, socialement construites. La difficulté des terrains chinois réside plutôt dans la place que les chercheurs occidentaux y ont, en particulier depuis dix ans. Plus largement, la différence entre la situation au début de mes recherches et maintenant est très importante. Le contexte politique est plus tendu : il y a davantage de contrôle (s) alors que synchroniquement, la latitude des chercheurs y est beaucoup plus réduite.
Avant, vous pouviez arriver en Chine en tee-shirt et short, vous entretenir avec des officiels, aller manger avec eux et obtenir des informations. On arrivait, on se présentait aux autorités locales, au secrétaire du Parti : d’où je viens, qui je suis, qu’est-ce que je fais-là…Puis nous avions quasiment « carte blanche », même si l’on faisait attention aux questions que l’on posait.
Aujourd’hui être un chercheur étranger en Chine c’est plus compliqué : vous avez du mal à y aller, c’est de plus en plus difficile d’obtenir un visa alors qu’une fois sur place, il est devenu délicat de poser des questions et d’être coprésent avec le reste de la population. Sur le terrain, les lettres officielles (avec un tampon rouge figuré dessus) sont devenues indispensables. Et encore, elles n’ouvrent plus les portes, qui sont de plus en plus verrouillées. Désormais, d’autres méthodes sont à inventer et, au centre d’entre elles, il y a la présence prolongée sur place, qui permet progressivement (partiellement) de s’effacer, d’être moins visible, questionné. Ce sont des conditions de travail plus difficiles qu’autrefois. C’est donc très dur pour les jeunes chercheurs qui s’engagent maintenant dans la recherche en Chine, car l’Europe n’est plus idéalisée mais plutôt exotisée (photo 4).

Justement, quel (s) conseil (s) donneriez-vous au (x) futur (s) chercheur (s) souhaitant travailler sur ce terrain-là ?
Il y a cinq ou six ans, je prônais encore aux étudiants l’importance fondamentale du terrain, y compris de manière précoce dans leur thèse. Je leur disais de partir dès que possible, de s’immerger rapidement dans le terrain. Aujourd’hui je dirais qu’être en Chine, le plus longtemps possible, est encore plus d’actualité. Il faut toutefois encore mieux s’y préparer, par une phase de réflexion (s) préalable durant laquelle les étudiants doivent croiser les données déjà disponibles. À tous et à toutes je conseille d’envisager une perspective réflexive, sur leur place dans le système qu’ils étudient, dès le démarrage de leur travail. Je défends l’idée selon laquelle la publication d’article (s) scientifiques, sur la méthodologie et la manière d’aborder le terrain, est pertinente, peut-être plus que les résultats en eux-mêmes. En effet, sur la connaissance du terrain chinois, tout ou presque, après les trois années de fermeture du pays durant la pandémie de Covid-19, est à reconstruire. Pendant ces années, le pays était devenu une « boîte noire » (pour reprendre l’expression de Pierre Miège, Directeur du Centre d’études français sur la Chine contemporaine), et la pratique du terrain un risque. La thèse serait donc au croisement de cette réflexion nécessaire, née de la rencontre entre le terrain et ce qui en ressort avant ou pendant.
Je mets actuellement ces idées en application avec des doctorantes chinoises. Vivant sur place elles doivent être davantage prudentes et interroger plus avant la place du terrain dans leurs travaux. D’un côté elle maîtrisent parfaitement la langue et ont accès à parfois plus d’informations ; d’un autre elles peuvent s’autocensurer aux vues de leurs objectifs professionnels futurs. Il n’y a donc pas un terrain chinois, ni un seul profil de doctorant.e, ce qui doit être pris en compte au cas par cas et engage davantage l’encadrant qu’auparavant.
Dans le cas de la Chine, le terrain influence donc la recherche ?
Oui, assurément. D’autant qu’il n’existe pas beaucoup d’éléments concrets sur la manière de faire du terrain en Chine. C’est regrettable. Il reste donc un champ entier à écrire : jusqu’où va-t-on ? À quelle (s) frontière (s) s’arrêter ? Doit-on (s’auto-) censurer à un moment ? Etc. C’est une question complexe qui dépasse largement les enjeux liés au tourisme. D’ailleurs quels sont-ils ces terrains touristiques ? Où commencent-ils et ou s’arrêtent-ils ? En pensant par l’habiter et les habitants (qui ne sont qu’un temps « touristes »), il y a de nouvelles frontières à explorer.
Selon vous, quelles sont les mutations en cours dans le champ du tourisme ?
Elles sont nombreuses. D’abord, les définitions que nous avons à disposition correspondent à un moment (la fin des années 1990) qui a disparu puisque le Monde a changé. Les mobilités sont bien plus importantes qu’alors, contribuant d’ailleurs toujours plus à forger cette dimension, ce que Jacques Lévy nomme la réalité globale de l’humanité. Ensuite, et c’est lié, les catégories qui ont été produites l’ont été depuis l’Europe et le monde « occidental », mais elles se confrontent de plus en plus à la réalité des terrains ailleurs, là où les mobilités sont aujourd’hui les plus fortes. Il convient dès lors de déconstruire nos représentations et d’ouvrir l’espace des possibles face aux situations qui se font jour. Là, à nouveau, penser par l’habiter et les habitants permet de donner une place à d’autres propositions : qu’ont à nous dire des chercheurs chinois, indiens, cambodgiens, thaïlandais, etc., dans une perspective postcoloniale ? Enfin, à partir de là, que veut dire le « tourisme » aujourd’hui ?
D’autres difficultés s’imposent-elles dans vos recherches ?
En tant qu’ « Occidentaux » nous ne sommes pas prêts à recevoir des informations provenant de la Chine. Nous n’avons pas les « bonnes » lunettes pour comprendre ce qui s’y passe et ce qui s’y joue. Nous recevons les connaissances en fonction de notre prisme, or certaines choses ne se traduisent pas. Il y a donc le problème linguistique, mais aussi celui d’une certaine fermeture d’esprit quant aux questions chinoises. Je trouve que l’on regarde de plus en plus mal la Chine. Je relie cela à la fragmentation et à l’extrême polarisation de nos sociétés, dans lesquelles les antagonismes entre citoyens augmentent et se renforcent. Nous sommes de moins en moins objectifs. Je me souviens de l’ouvrage « La Chine m’inquiète » (2008) de Jean-Luc Domenach, dans lequel il a tenté de déconstruire un certain nombre d’idées reçues. Nous en sommes pourtant encore-là.
Je m’aperçois que nous avons de plus en plus peur de la Chine, et que dans le même temps, nous ne nous privons pas pour lui taper (ouvertement) dessus. Il nous faut donc poursuivre notre travail de déconstruction des discours et de la propagande chinoise, tout en acceptant objectivement les réussites de ce pays ; évidemment pas de façon béate et naïve. Je ne suis pas un admirateur candide du modèle chinois, loin s’en faut, mais je trouve cela malhonnête, intellectuellement parlant, de passer sous silence l’importance des mutations qui y ont eu cours et leurs conséquences parfois positives. Nous pourrions donc, « Occidentaux » et « Chinois », plus et mieux discuter ensemble. Pour cela, il nous faudrait accepter, à nous Européens par exemple, de décoloniser notre regard et de se placer dans une posture d’écoute. Apprenons à voir les habitants chinois comme des gens censés et intelligents. Tous ne sont pas adoration devant le Parti communiste chinois.
Pour aller plus loin….
Quelques publications
• Boucher A. & Taunay B., 2021, « Fragmented authoritarianism in action: An analysis of interaction between researcher and archivist in the People’s Republic of China », The Journal of the Archives and Records Association, vol. 43, n°1, p. 75-94.
• Taunay B., 2019, « Geohistorical Analysis of Coastal Tourism in China (1841-2017), p. 78-90 in Yeoman I. & McMahon-Beattie U. (Dir.), The Future Past of Tourism, Channel View Publications, 336 p.
• Sacareau I., Taunay B., E. Peyvel, 2015, La mondialisation du tourisme. Les nouvelles frontières d’une pratique, Presses Universitaires de Rennes, 264 p.
• Taunay B., 2013, « The increasing mobility of Chinese repeat visitors in France », Tourism Planning & Development, vol. 10, n°2, p. 205-216.
• Mondou B. & Taunay B., 2012, « The adaptation strategies of the cruise lines to the Chinese tourists », avec Véronique Mondou, Tourism, vol. 60, n°1, p. 43-54.
• Taunay B., 2011, Le tourisme intérieur chinois, Presses Universitaires de Rennes, 255 p.
• Taunay B., 2010, « Regard chinois sur le plus beau paysage sous le ciel », Téoros, vol. 29, n°2, p. 26-34.
• Taunay B., 2006, « Regarder les lumières, le tourisme national chinois dans la province du Guangxi », Monde Chinois, n° 6, p. 49-64.
Quelques lectures supplémentaires
• Baptandier B., 2010, « La Chine, vue d’un point de vue anthropologique », Études chinoises (Hors-série), p. 219-233.
• Billioud S. & Thoraval J., 2014, Le Sage et le peule : le renouveau confucéen en Chine, CNRS Éditions, 448 p.
• Corbin A., 1982, Le miasme et la jonquille. L’odorat et l’imaginaire social (XVIIIe-XIXe siècles), Flammarion, 432 p.
• David B., 2007, « Tourisme et politique : la sacralisation touristique de la nation en Chine », Hérodote, n°125, p. 143-156.
• Foucault M., 1975, Surveiller et punir, Gallimard, 360 p.
• Gaugue A., 2020, Les plaisanciers au long cours, des habitants de la mer, Habilitation à diriger des recherches, Volume 1 (université de Picardie Jules Verne).
• Gipouloux F., 2020, « La Chine : un hégémon bienveillant », Commentaire, n° 171 p. 555-564.
• Huchet J.-F., 2016, La crise environnementale en Chine. Évolutions et limites des politiques publiques, Presses de SciencesPo, 154 p.
• Lazzarotti O., 2014, Habiter le Monde, La Documentation photographique, 64 p.
• Lazzarotti O., 2017, Une place sur terre ? Franz Schubert, de l’homme mort à l’habitant libre, H Diffusion, 177 p.
• Lévi-Strauss C., 1936, « Contribution à l’étude de l’organisation sociale des Indiens Bororo », Journal de la société des américanistes, n° 28, p. 269-304.
• Lévy J., 2021, L’Humanité : un commencement. Le tournant éthique de la société-Monde, Odile Jacob, 414 p.
• Rousseau J.-J., 2001 (1782), Les rêveries du promeneur solitaire, Le livre de poche, 223 p.
• Sacareau I., 2007, « Himalayan hill stations from the British Raj to Indian tourism », Cambridge, European Bulletin of Himalayan Research, Vol. 31, p. 30-45.
• Sanjuan T., 2017, « La Chine vue d’en bas, les petites villes enjeux du développement », L’Espace géographique, Vol. 46, n° 4, p. 292-310.
• Thireau I., 2020, Des lieux en commun. Une ethnographie des rassemblements publics en Chine, Éditions de l’EHESS, 386 p.