
Quel est votre parcours universitaire ?
Après l’obtention de mon baccalauréat, j’ai obtenu une Licence en Économie-Gestion à l’Université Pierre-Mendès-France située à Grenoble, option politiques économiques. J’ai plutôt un parcours en sciences politiques et en économie.
Parfois l’économie peut être très abstraite et j’avais besoin de concret. Alors, au lieu de me diriger vers un Master de micro/macro économie ou de finance, je me suis réorientée vers un Master professionnel en aménagement du territoire et en ingénierie du développement territorial. Mon objectif était me spécialiser sur les questions de développement économique territorial et de travailler dans un bureau d’études ou dans une collectivité.
Mes travaux actuels sont issus de ce parcours pluridisciplinaire : ils s’inscrivent à la croisée de l’économie, de la géographie, de l’aménagement de l’espace et de l’urbanisme.
Après mon master, je me suis finalement inscrite en thèse de doctorat, car je m’étais épanouie dans la rédaction des mémoires de recherche et de fin d’études. Je disposais d’un financement de la Région Rhône-Alpes. Ma thèse s’intitulait, L’avenir productif des territoires industriels : analyse de la diversité des trajectoires économiques locales. Je l’ai soutenue en 2018. J’y observais la diversité des trajectoires des territoires industriels en interrogeant la potentialité d’un avenir productif dans un contexte de désindustrialisation générale. À l’époque, on s’orientait vers une France post-industrielle sans que cela ne pose vraiment de question.
Par la suite, j’ai effectué un post-doc pendant six mois à Grenoble, sur les processus d’innovation urbaine dans trois métropoles puis j’ai été recrutée comme Première Assistante à l’Université de Lausanne (Suisse). J’ai alors rejoint l’équipe Cultures et Natures du tourisme à l’Institut de Géographie et de Durabilité. Elle se compose de chercheurs (débutants ou confirmés) dont l’objet de recherche principal est le tourisme.
Depuis la boucle est bouclée puisque je suis devenue Maître de conférences (MCF) à l’Université Grenoble Alpes (UGA), et plus précisément à l’Institut de géographie et d’urbanisme alpine, où je suis membre du laboratoire PACTE.
Quand avez-vous commencé à travailler sur le tourisme ?
Je suis entrée dans le tourisme d’abord par mon sujet de thèse, car beaucoup de territoires industriels se sont orientés vers une patrimonialisation et une mise en tourisme des anciens sites industriels. Certains sont allés plus loin pour chercher un « effet Bilbao » (implantation du musée Guggenheim (Espagne) qui aurait permis une renaissance de la ville), avec des résultats plus ou moins concluants. Même si cela est difficile à mesurer, la reconversion touristique permettrait de créer de nouveaux emplois, de jouer sur l’attractivité du territoire. Cependant, plusieurs limites existent : il ne s’agit pas des mêmes personnes qui travaillent sur les sites touristiques, on oublie (trop facilement) la mémoire des lieux alors que certaines personnes peuvent être laissées sur le côté…Puis mon post-doctorat à l’Université de Lausanne a été l’occasion de poursuivre et d’élargir mes compétences en matière de tourisme et développement territorial.
Vous êtes-vous spécifiquement formée pour cet objet scientifique ?
Non, on peut dire que mon objet est vraiment le développement territorial et à travers lui, j’aborde les questions et enjeux touristiques, pour lesquels j’ai beaucoup appris lors de mon post-doctorat.
En effet, durant deux ans (2019-2021), je suis intervenue dans le Master Études du tourisme de l’Université de Lausanne basé sur le site de Sion en Valais, dans lequel interviennent Leïla Kebir, Mathis Stock et Christophe Clivaz. La localisation du site de Sion est importante car le Valais est un canton touristique. Plusieurs stations mondialement connues s’y localisent : Zermatt, Verbier, Crans-Montana…
Ce master est pluridisciplinaire mêlant la géographie, les sciences politiques, la sociologie, l’économie etc. La première année s’articule autour d’interventions disciplinaires autour du tourisme. Puis, dès le deuxième semestre de la première année, les étudiants se dirigent vers l’interdisciplinarité pour traiter de la question touristique.
Cela m’a permis de se familiariser avec l’objet tourisme : économie du tourisme, stages de terrain, développement économique des territoires touristiques… J’ai découvert beaucoup de nouveaux concepts et théories comme le cycle de Butler par exemple ! Côté pratique, avec Leïla Kebir, nous avons piloté un atelier en partenariat avec l’Office de tourisme de la ville de Sion. Nous avons accompagné les étudiants à réfléchir, à faire des propositions pour élargir ou renouveler l’offre touristique. Nous avons fait cela pendant deux ans, avec des questionnements différents : l’œnotourisme, les relation villes-montagne etc.

Quel sont vos sujets et/ou vos terrains de recherche ?
Sur les enjeux touristiques, mes terrains se trouvent pour l’instant plutôt en Suisse.
Lors de mon post-doctorat, j’ai eu envie de travailler sur le développement des territoires de montagnes en les abordant sous l’angle touristique, mais pas seulement. Le tourisme constitue l’une des économies possibles en montagne. L’idée était de mettre en valeur ces autres moteurs de développement économiques en montagne et d’insister sur leur(s) lien(s) avec le tourisme.
L’économie résidentielle prend une place importante, avec l’essor de la pendularité entre le haut et le bas mais aussi avec d’autres tendances qui se sont développés pendant la crise Covid : la double résidence et le télétravail. Certaines stations de Suisse, par exemple, ont ouvert ou réfléchissent à ouvrir des espaces de coworking pour attirer ces personnes.
Pour citer quelques exemples plus précis de terrains, j’ai travaillé sur le Val Poschiavo (canton des Grisons) où un stage de terrain d’étudiants a été organisé. Que ce soit avec les étudiant.e.s ou seule, j’ai souhaité creuser les liens entre agriculture et tourisme : mise en valeur des produits agricoles locaux, biologiques, l’agrotourisme…
Deuxième exemple, Je travaille au sein d’un autre projet, Val d’Hérens 1940-2040. Avec d’autres chercheurs, et sur différents pans de recherche complémentaires, nous analysons l’évolution de la vie dans la vallée : les paysages, l’évolution de l’altitude de la forêt, le climat, le développement etc… Dans cette vallée, située à proximité directe de Sion, il existe nombre de leviers de développement, le tourisme apparait comme un élément parmi d’autres, peut-être parce que l’implantation d’un barrage hydroélectrique a permis d’importants rentes hydrauliques. Avec mes collègues, Anouk Bonnemains et Caterina Franco, nous allons à la rencontre des acteurs et nous essayons notamment de comprendre la gouvernance touristique qui est relativement complexe. Il y a eu plusieurs projets abandonnés de liaisons inter-vallées, de formalisation d’une structure de gouvernance touristique à l’échelle de la vallée, de la mise en place d’un projet de PNR etc.
Dans les deux cas, la question centrale reste donc celle du développement : qu’est-ce qui permet aux populations de continuer de vivre dans ces territoires-là ? Le tourisme permet d’y répondre en partie.
Je travaille également sur un autre projet, aux côtés de Leïla Kebir, Christophe Clivaz et Géraldine Overney qui porte sur l’occupation des résidences secondaires en temps de Covid-19. En Suisse, il y a eu beaucoup de débats autour des résidences secondaires notamment à l’occasion d’une votation récente : la Lex Weber en 2012 qui a abouti à l’interdiction de construction de nouvelles résidences secondaires dans les communes qui possèdent déjà plus de 20 % de résidences secondaires. Cela concerne l’ensemble des communes de montagne de Suisse. C’est intéressant d’analyser ceux qui ont voté pour la Lex Weber : les communes du Plateau ainsi que les grandes villes, soient tous ceux qui ne sont pas concernés directement par les résidences secondaires mais qui souhaitent préserver et protéger les paysages, ce qui s’oppose à la rente liée à construction. Cela oblige à repenser le paradigme de développement des territoires de montagne. Christophe Clivaz parle ainsi du nécessaire passage d’un tourisme de construction à celui d’un tourisme d’exploitation à partir du potentiel lié aux résidences secondaires.
Dans ce contexte préexistant, lors de la crise Covid-19, la mise en place des restrictions des voyages internationaux a été difficile pour les stations de ski qui accueillaient des touristes européens, états-uniens, russes, chinois etc. Il semblait que la crise avait permis une occupation plus importante des résidences secondaires (« un réchauffement » des lits froids) pouvant pallier cette chute du tourisme international. Nous nous sommes donc demandés : est-ce que cela change les pratiques des résidences secondaires ? Les destinations adaptent-elle ou modifient-elles leurs stratégies ? Si oui, cela se voit-il à long terme ?

Y’a-t-il une spécificité de votre terrain de recherche ?
Oui. Mes terrains se situent à quatre heures de Grenoble. C’est donc « proche », géographiquement parlant. Mais c’est également « loin », culturellement et institutionnellement parlant. Même si les habitants parlent français, c’est très différent. La Suisse est un État fédéral dans lequel le pouvoir des cantons et des communes est fort, ce qui est le cas de l’État du Valais qui possède un réel poids politique.
Les citoyens sont aussi très impliqués. Des référendums sont souvent organisés. La Lex weber a par exemple été votée par la population, tout comme la Loi Aménagement du Territoire (LAT) qui proposait de redimensionner les espaces et les zones classées constructibles, avec derrière un gros enjeu financier.
Au-delà du tourisme, la carte des votations est d’ailleurs toujours très intéressante à étudier. Parfois, nous pouvons remarquer des oppositions entre plaines et montagnes, parfois entre la Suisse Romande et la Suisse Alémanique, parfois entre les villes et les espaces ruraux etc. Rappelons que la Lex Weber fut à l’origine de vives tensions. Tout cela demande à réfléchir et à nourrir le cas français notamment sur les aspects de démocratie directe.
Comment l’apparition du SARS-CoV-2 a-t-elle été vécue ?
La période du Covid-19 a été compliquée du point de vue de la recherche en général. Encore plus du point de la vue de la recherche en tourisme en raison de la chute du tourisme international mais elle a été l’occasion de poser de nouveau certaines questions, comme par exemple, celle déjà abordée plus haut des lits froids.
Quelles sont vos méthodes de recherche ?
Je déploie une méthode de recherche plutôt classique avec une entrée statistique (données sur le foncier, l’emploi, des variables sociales, démographiques), si possible en remontant dans le temps pour caractériser ces évolutions. Cela demande une harmonisation des nomenclatures de recensement mais malgré cela, il est souvent difficile de reconstituer les trajectoires sur le temps long. Je complète très souvent cette approche quantitative par une approche qualitative basée sur des entretiens avec des acteurs, institutionnels, économiques, habitants, etc.
Récemment, le projet Val d’Hérens 1940-2040 a été l’occasion pour moi de découvrir de nouvelles méthodes. D’une part, nous avons en effet mené un important travail d’archives (documents institutionnels, presse…) pour voir ce qui se passait avant ce qui nous permet de comprendre un peu mieux la vie dans ces territoires. D’autre part, nous avons travaillé avec des jeunes habitants de la vallée, des collégiens. Nous avons établi un questionnaire avec eux pour qu’ils puissent y répondre et l’adresser à la génération précédente et celle encore d’avant. Nous avons élaboré de quatre grands thèmes (« se nourrir », « se déplacer », « se distraire », « travailler ») puis échangé autour des résultats obtenus.
Les enjeux sont là depuis plus ou moins longtemps, alors que la recherche s’intéresse depuis peu à tout cela. Le défi, c’est de trouver de nouvelles méthodes de recherche, souvent en combinant différentes méthodes existantes et/ou en testant de nouvelles choses.

Qu’essayez-vous de faire passer dans vos cours ?
Dans les cours, j’essaie de lier au mieux développement territorial et tourisme. J’interviens sur une antenne de l’Université de Grenoble, au Pradel dans le département de l’Ardèche, où se trouvent des licences professionnelles, notamment celle de Protection et Valorisation du Patrimoine Naturel et Culturel. Pour ouvrir la question du tourisme à celle du développement territorial, je combine la théorie et la pratique, en proposant des concepts mais aussi des exemples inspirants français ou suisses.
Je suis également chaque année des travaux de mémoire d’étudiants issus du Master Tourisme Innovations Transitions, piloté par Philippe Bourdeau. L’an dernier j’ai accompagné une très bonne étudiante lors de son mémoire. Dans une perspective de post-tourisme, elle a mis en évidence les liens potentiels entre tiers-lieux et transition touristique, soit la place qu’ils pouvaient occuper dans la transition touristique. Les tiers-lieux ne sont ni des espaces de travail ni des espaces domestiques. Il s’agit plutôt de lieux où s’hybrident des activités et des citoyens. Ils émergent du territoire. Il s’agit par exemple des espaces de coworking, des ateliers partagés, des FabLab etc.
Quelles sont les mutations majeures dans le champ touristique ?
Spontanément, je pense aux enjeux liés à la transition écologique. Une fois que j’ai dit ça, je n’ai pas dit grand-chose car cela reste très large. Les territoires de montagne sont très vulnérables face aux changements climatiques. En retour, leur développement a obligatoirement des impacts environnementaux. Le réchauffement climatique a des effets sur les territoires de montagne qui deviennent des lors des laboratoires d’étude mais également des terrains d’expérimentations pour interroger l’adaptation. Elle n’est pour autant pas toujours discutée car cela reste compliqué. Beaucoup d’efforts sont faits sur la diversification du tourisme, mais il faudrait arriver à penser la diversification des activités économiques de montagne « hors tourisme » et/ou en complémentarité, dans un contexte écologique où la transition pose des questions, ne serait-ce qu’en termes de mobilité.
La baisse de l’enneigement n’est pas la seule matérialisation des effets du changement climatique en montagne. Cela est très visible certes, mais il y a d’autres mutations en cours. Nous observons par exemple des modifications dans les périodes de précipitations. Il y a également le problème de la fonte du permafrost et les éboulements. Cette dernière question se pose avec beaucoup d’insistance dans le Val d’Hérens notamment à cause de la pendularité. Si la (seule) route est coupée, cela a des conséquences sur la vie des habitants. Une équipe du projet travaille sur les forêts de Mélèzes qui remontent en altitude et le changement dans les essences d’arbres et de végétations, ce qui peut amener, à moyen terme, une évolution dans les métiers liés à la forêt.
Tous ces enjeux environnementaux appellent à davantage d’interdisciplinarité et de transdisciplinarité. J’aimerais apprendre à mieux le faire. Pour le projet Val d’Hérens 1940-2040, nous sommes plusieurs à travailler, mais « à côté ». Il faudrait arriver à travailler « avec » et « ensemble » pour élaborer les scénarios de demain.
Pour aller plus loin….
• Aydalot, P. (1985). Economie régionale et urbaine (Economica).
• Bourdeau, P. (2009). De l’après-ski à l’après-tourisme, une figure de transition pour les Alpes ?. Réflexions à partir du cas français. Journal of Alpine Research | Revue de géographie alpine, 97‑3.
• Delaplace M. Kebir L., Gros-Balthazard M. et Bavaud F., 2022, Uses and practices of digital services in a situation of mobility: Evolution versus Revolution? The case of the Champs-Elysées, EPS – Special issue : Culture and creative industries in the digitaltransformation, European Planning Studies.
• George-Marcelpoil, E., Achin, C., Fablet, G., & François, H. (2016). Entre permanences et bifurcations : Une lecture territoriale des destinations touristiques de montagne. Mondes du Tourisme, Hors-série.
• Gros-Balthazard M., Hürlemann S., Chezel E., Kebir L., Canevet L., Decorzant Y., Leggero R., Lorenzetti L., Nahrath S., Otero I., Reynard E. (2023). Servizi di prossimità: verso nuovi beni comuni nelle Alpi? Stato di avanzamento e prospettive. In Lorenzetti L., Leggero R. (eds), Servizi di prossimià in area alpina (à paraitre).
• Polanyi, K. (2011). La grande transformation : Aux origines politiques et économiques de notre temps. Gallimard.
• Reclus, E. (2006). Histoire d’une montagne. Babel.
• Rudaz, G., & Debarbieux, B. (2013). La montagne Suisse en politique (Première édition). Presses polytechniques et universitaires romandes.
• Stock, M., Coëffé, V., & Violier, P. (2017). Les enjeux contemporains du tourisme : Une approche géographique. PU Rennes.